Roger n’avait jamais eu de chance dans la vie, aussi il ne fut pas surpris ce soir-là lorsque sa voiture se mit à fumer et faire des bruits bizarres alors qu’il se trouvait au milieu de nulle part. Evidemment, quand il sortit de son véhicule, l’orage qui avait couvé toute la soirée, éclata d’un coup et déversa toute l’eau qui n’était pas tombée durant ces mois de canicule. Il fonça pour se réfugier à l’intérieur de l’habitacle mais impossible d’ouvrir la portière. Il insista jusqu’à ce qu’un éclair fasse briller la clef qui avait glissé sur le sol. Pour couronner le tout, son portefeuille et son portable gisaient, inutiles, sur le siège passager. Il imaginait déjà les ricanements de ses collègues. Ils n’avaient pas fini de se foutre de lui c’est sûr, déjà qu’il avait été mis au placard depuis que son ex-femme avait eu le bon goût de se mettre à la colle avec le boss. Il avait toujours été le loser de service et à ce moment précis, il aurait vendu son âme à n’importe qui pour que ça change ne serait-ce qu’une journée.
Tout à coup, le tonnerre sembla se rapprocher de plus en plus. Interloqué, Roger se retourna et vit que ce qu’il avait pris pour de l’orage était en fait le grondement d’un puissant moteur. Une voiture sombre comme la nuit stoppa devant lui avant que la porte arrière ne s’ouvre avec un sifflement qui le fit frissonner. Il hésita mais face à la perspective d’une nuit en pleine nature, il préféra prendre le risque de tomber sur un dangereux psychopathe qui aurait au moins le mérite de l’achever rapidement. Tout valait mieux que la situation dans laquelle il se trouvait actuellement.
— Entrez, entrez mon cher et prenez la serviette devant vous afin de vous sécher. Nous pouvons repartir Théo !
En fait de meurtrier, Roger se trouvait face à un drôle de vieux bonhomme habillé tout en vert.
— Eh bien mon ami, vous pouvez vous vanter d’avoir une main chanceuse ce soir. Il n’y a pas grand-monde sur cette route à cette heure-ci.
— Oui, merci mais si vous pouviez juste me prêter un téléphone je…
— Désolé, mais je ne suis pas adepte de ce genre d’objets. Vous trouverez toute l’aide dont vous aurez besoin dans la maison où nous nous rendons.
— Il est tard et je ne voudrais pas déranger Monsieur…
— Fato. Signore Fato pour vous servir. Dites-moi, Roger, croyez-vous que la chance appartienne à ceux qui sont dignes de la recevoir ?
— Vous connaissez mon nom ?
— Ne vous laissez pas distraire par des détails insignifiants et répondez-moi.
L’homme semblait soudain prendre une place énorme dans la voiture. Roger se sentit prisonnier de ses yeux qui étincelants comme du métal en fusion.
— Je, je ne sais pas, oui. Je vous en prie, laissez-moi.
Guilleret, l’homme recula et redevint, comme par magie, un drôle de vieux bonhomme inoffensif.
— J’en étais sûr. En dépit de vos antécédents peu probants à ce sujet, je savais que vous pensiez comme moi. Je vais donc vous faire un petit cadeau.
— Mais…
— Laissez-moi terminer avant de dire quoi que ce soit car le choix que vous ferez sera unique et définitif. La chance est comme une jolie femme, vous devez la séduire lorsqu’elle se présente à vous autrement elle vous tournera le dos à jamais. Vous voyez de quoi je parle n’est-ce-pas ? Je vous propose de changer votre vie, ne serait-ce que pour une journée.
Ebranlé, Roger accepta de l’écouter.
— Je vous offre la possibilité d’apprivoiser le sort, d’en faire votre allié. Ce soir, tous vos vœux seront exaucés. Vous serez riche, respecté et aimé de tous et de toutes.
— Que dois-je faire ?
— Voilà une attitude qui me plaît mon ami.
Au-dessus d’un sourire affable, les yeux de l’homme brillaient d’un éclat métallique.
— Le lieu où nous nous rendons est particulier. Une fois tous les cent ans il accueille des invités triés sur le volet. Vous en faites partie bien entendu. Cet endroit regroupe toutes les formes de jeux d’argent qui existent dans le monde. Vous pouvez tout essayer, ou pas. Vous serez le seul maître de vos choix.
— Et pour le paiement ?
Un sac de velours vert se matérialisa sur les genoux de Roger.
— Cette bourse contient votre avenir mon cher Roger, la clef de vos rêves les plus fous. Un petit millier de jetons que je vous avance et la seule chose que je vous demande en retour, c’est de me les rendre, tous.
— C’est tout ?
— Ramenez-moi la bourse entière et j’échangerai le reste de vos gains contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Vous aurez la vie de vos rêves et vous ne me devrez rien d’autre. La chance est à votre porte Roger, allez-vous lui ouvrir ?
Comment dire non à une telle proposition ? C’était le moment qu’il avait attendu toute sa vie, le tournant qui allait changer son existence à jamais. Il avait enfin les rênes de sa destinée en main et rien ne les lui ferait lâcher.
— Je suis votre homme Monsieur Fato.
— Voilà qui fait plaisir à entendre Roger et comme les choses sont bien faites nous voici arrivés à destination. Allez jouer avec le sort mais n’oubliez pas, la bourse devra me revenir complète.
Roger acquiesça sans écouter vraiment et sortit rejoindre la foule qui se hâtait vers l’entrée d’un manoir rempli de lumière. Ebloui, il fut aussitôt happé par un tourbillon de musique et de rires. Il se mit à jouer, un peu, pour essayer ; il gagna. Il misa plus, prit des risques et gagna de nouveau. Plus rien ne le retint, il se jeta alors à corps perdu dans le jeu. Applaudi, adulé, il était devenu un gagnant. Ses gains ne se comptaient plus en jetons mais en plaques dorénavant. Il y en avait tant qu’un employé devait le suivre partout en poussant une brouette bien remplie.
Mais tout doit finir un jour, ainsi en est-il de toute chose. Les bruits s’éteignirent, les lumières s’effacèrent et il se retrouva seul avec l’employé qui avait passé sa nuit à le suivre. Il devait le remercier mais ne put se résoudre à se séparer de l’une de ses précieuses plaques. Il farfouilla et trouva une bourse usée, pleine de vieux jetons, bien suffisant pour un pourboire.
…
— Alors ?
— Infarctus.
— Manque de chance. Seul, au milieu de nulle part.