PRIMATES

Tad changea une nouvelle fois de position. Son corps trapu et ses bras puissants de néanderthalien n’étaient pas fait pour la banquette inconfortable d’un avion. Décidément, il n’arriverait pas à dormir, mais il aurait quand même fallu qu’il se repose ne serait-ce que pour Blue. Contrairement à ses deux congénères dormant à poings fermés dans leurs caisses de transport, la jeune femelle n’avait pas fermé l’œil une seule fois. Elle avait toujours été sensible à la moindre de ses humeurs et là, elle sentait bien qu’il était nerveux et préoccupé. Recroquevillée dans un coin de sa cage, elle attendait en poussant de petits gémissements au lieu de dormir et prendre des forces avant leur arrivée en Océanie. 

Il savait que même si elle ne pouvait pas le voir, elle le sentait, là, juste à côté et elle avait du certainement du mal à comprendre la raison pour laquelle elle devait rester dans cette boîte. Il regarda autour de lui. Tout le monde dormait. Que ce soient les soigneurs, les biologistes ou les reporters chargés de couvrir l’événement, chacun savait qu’il n’aurait plus de temps de se reposer tant qu’ils seraient dans la réserve. Alors, il fit ce qu’il s’était pourtant interdit de faire depuis qu’il avait pris sa décision. Tout doucement, il tourna les molettes du cadenas à code et après l’avoir retiré, il se glissa à l’intérieur du caisson avant de remettre le panneau de bois dans sa position initiale. Comme si elle avait compris qu’il ne fallait absolument pas faire de bruit, Blue ne poussa pas ses petits cris de joie habituels en le voyant mais vint directement se lover contre lui, les yeux humides de larmes. 

Ah, si seulement ses détracteurs avaient pu la voir à ce moment précis ! Tous ses soi- disant scientifiques qui affirmaient hauts et fort que les grands singes n’avaient rien à voir avec les humains et qui les considéraient comme des bêtes sans intelligence et sans âme. Il la regarda s’endormir doucement contre lui alors qu’il retrouvait le plaisir du contact avec sa longue crinière dorée. Il avait tellement pensé à elle durant ces mois de séparation. Plusieurs fois, il avait failli retourner la chercher dans le zoo où il l’avait envoyée, mais il avait su résister en pensant au projet sur lequel il travaillait depuis tant d’années. Trouver un territoire totalement vierge dans lequel pourraient s’épanouir et prospérer des primates rendus à la vie sauvage. 

Décimée et chassée par les paysans lors de la colonisation du continent Africain, l’espèce de Blue s’était quasiment éteinte et le meilleur moyen de la sauver était le programme de réintroduction qu’il avait imaginé lors de sa thèse en primatologie. Un immense réseau de scientifiques, zoologues et bénévoles s’étaient joints à lui et Blue, Gus et Daisy étaient les premiers anthropoïdes à en profiter. Il ne pouvait refuser cette chance de vivre enfin libre à sa protégée même si ça lui brisait le cœur. Elle devait vivre avec ceux de son espèce, pas derrière les barreaux d’une cage même si celle-ci était dorée. 

Dire que tout ce travail avait démarré il y a quinze ans grâce à elle. Il se souvenait de ce jour comme si c’était hier. Âgé seulement une dizaine d’années, il suivait son père partout afin de parfaire son éducation. Plutôt frêle, il n’était pourtant pas loin de le dépasser bien que son père soit considéré comme un géant avec ses 1m69. Il avait également hérité de ses yeux noisette ainsi que ses sourcils proéminents, le bas du visage quant à lui penchait plutôt du côté maternel. A l’époque, son père qui était ingénieur-agronome faisait de nombreux voyages en Afrique afin de développer la rentabilité des exploitations maraichères de la région. La population avait énormément augmenté et les territoires encore inexploités de ce continent s’étaient révélés propices à toutes sortes de cultures. Malheureusement, la faune et la flore locale en avaient fait les frais. Tout ce qui ne se mangeait pas ou représentait un risque pour la production était détruit sans aucun scrupule. Petit à petit la civilisation s’était étendue et les animaux avaient disparu par manque de nourriture ou massacrés. D’autres encore avaient été capturés et revendus aux cirques ou autres zoos. 

C’est dans ce contexte que dans l’une des fermes qu’ils inspectaient, le gérant, sachant qu’il n’avait jamais vu de singe lui avait indiqué un coin reculé de la cour. Dans une cage minuscule, se trouvait la plus pitoyable des créatures qu’il ait jamais vues. Environ trois ans, sale, couverte de parasites et de gale, elle n’était pas loin de mourir. Famélique, sans même un petit duvet pour la recouvrir, il n’avait jamais vu quelque chose d’aussi laid. C’est alors qu’elle ouvrit les yeux et leva la tête vers lui. Deux immenses yeux bleus le fixèrent intensément avant de se refermer sur leur souffrance. Subjugué, il sut immédiatement que non seulement il ne pouvait pas la laisser mourir, mais que plus jamais il ne pourrait accepter qu’elle ou l’un des siens finisse ses jours enfermés. Il ouvrit la cage et ramena le petit corps contre lui. Les battements désordonnés de son cœur prouvaient son affolement, mais elle se calma peu à peu à son contact. Il avait une banane dans son sac. Après en avoir glissé un morceau dans sa propre bouche, il en fit de la purée qu’il introduisit dans celle de sa nouvelle protégée. Il dut insister longtemps, mais à la fin de l’après-midi elle avait fini par ingurgiter le quart du fruit ainsi qu’un peu d’eau. Ce soir-là, en dépit des mises en garde paternelles, il dormit avec elle. Une première nuit suivie de milliers d’autres durant lesquelles il se consacra à ses études de d’anthropologie et de primatologie. 

Tad ouvrit les yeux, il avait dû s’endormir sans s’en rendre compte. Blue était réveillée et ne le quittait pas des yeux. L’avion allait atterrir. Il devait maintenant reprendre son rôle de chef d’expédition, mais avant de sortir de la caisse il se pencha sur elle et lui chuchota « Je ne t’abandonne pas petite sapiens. Je te rends à la vraie vie… » 

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